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Entretien avec Salomé Kiner, écrivaine et journaliste

S.K : Dans ton nouveau répertoire tu écris et chantes en français et en chaldéen, alors que tu utilisais surtout l’anglais dans tes autres projets .

L.B : J’essayais d’introduire le français dans ma musique depuis longtemps, mais sans véritable succès. Cette langue me résistait. Elle est coriace, complexe, les phrases sont trop longues, polluées d’adverbes et de compléments. C’est aussi la langue des études, des habitudes, de la famille, de l’institutionnel : de tout ce dont je cherche à m’affranchir. 

J’ai dû apprendre à me débarrasser de ces couches symboliques, m’autoriser à jouer avec la grammaire et la syntaxe pour faire de cette langue une alliée, un outil. J’étais arrivée à un point où l’anglais ne me suffisait plus. L’anglais, je l’associe à une forme de domination culturelle et coloniale. Je voulais accéder à quelque chose de plus intime.

S.K : Au regard de ton parcours, on dirait que la musique est comme un alphabet que tu manipules pour composer ton langage idéal ? 

L.B : La musique est une façon de me situer par rapport au monde. J’ai grandi en Gruyère dans un environnement étrange. Ce n’était ni la ville ni la campagne, c’était un peu des deux : j’habitais dans un immeuble populaire qui brassait beaucoup de cultures et au pied duquel paissaient des vaches et des moutons. Première dualité. Tout en étant très entourée, j’étais la fille unique de mes parents, mais pas le genre enfant gâtée – j’ai reçu une éducation attentive et rigoureuse, assez patriarcale. Mon père est né et a grandi dans une communauté chrétienne du nord de l’Irak. Il a le chaldéen pour langue maternelle, il maîtrise aussi l’arabe, même si à la maison, on parlait surtout le français. Mes parents écoutaient de la musique classique et les grandes divas du Moyen-Orient. Je jouais du piano. Ma vie était à la fois décalée et cadrée. Quand on a monté Skirt avec des copines à quinze ans, c’était pour échapper au regard parental, mais c’était aussi pour s’ouvrir au monde extérieur.

Les projets qui ont suivi, Kassette en premier lieu, étaient chacun à leur manière l’expression de ce que j’avais envie de donner de moi-même à ce moment précis. Un élan pour rendre le monde plus vivable, qu’il s’agisse d’une chorale de femmes, de chansons pop, de musique électronique ou de rock bruitiste. Quoi que je fasse, j’essaie juste d’être moi-même, en explorant toutes mes versions possibles !  

Donc oui, en plus d’être le fil conducteur de mes engagements, la musique est un langage, dans le sens où c’est une façon d’aller vers l’autre en donnant quelque chose de soi. 

S.K : Est-ce que ce n’est pas aussi une façon d’aller vers toi-même, en réfléchissant attentivement aux processus de création, de production et de collaboration ? 

L.B : Oui. C’est une dimension incontournable dans mon travail. J’ai longtemps cru à ce grand mythe sociétal qui veut faire de nous des êtres performants à tout prix. Je surinvestissais le résultat. Aujourd’hui, le plus important pour moi, c’est de produire des choses qui ont du sens. De travailler avec des personnes qui partagent mes valeurs, un certain sens de l’éthique collaborative. Créer des liens vertueux, respectueux, généreux. C’est pareil avec le public. J’ai du mal à jouer n’importe où, n’importe comment, comme une musique d’ambiance. J’ai besoin d’être présente, dans mon corps, dans mes gestes, et de sentir cette attention en retour. 

S.K : Cette recherche d’authenticité implique-t-elle certains sacrifices ? 

L.B : Pas de mon point de vue. Mais encore une fois, il s’agit de réussir à se soustraire à l’injonction de rentabilité qui nous submerge en permanence. C’est difficile de renoncer à ce que nous propose la norme, surtout dans l’industrie de la musique et de la scène. 

En réévaluant mes objectifs et mes méthodes de travail, j’ai approfondi la connexion que j’entretiens avec la musique. C’était un moyen de communication ; je l’ai poussé jusqu’au champ/chant d’exploration spirituelle. 

S.K : Quels sont les outils que tu utilises pour mener cette exploration ? 

L.B : Je me suis toujours sentie proche des gestes artisanaux, du DIY. Ce sont les conditions sine qua none d’une certaine forme d’indépendance, d’autogestion sans laquelle je ne peux pas vivre, et encore moins créer. Ce n’est pas le choix de la facilité, c’est fatiguant, mais c’est une garantie de liberté. L’énergie que tu dépenses pour y parvenir finit toujours par te revenir au triple. C’est le principe du potager. Il demande beaucoup de travail, mais les saveurs qu’il t’offre en retour sont incomparables. 

Au fond, je suis une férue du grimoire. Je disperse des rituels dans ma vie, dans mes concerts, dans mes collaborations. Oh, rien de très méchant : des objets symboliques, un feu au bord d’une rivière, des paroles magiques. Ils exacerbent le sens de mon travail. D’ailleurs, Jodorowsky m’inspire beaucoup lorsqu’il dit qu’un art qui ne guérit pas ne l’intéresse pas, en parlant de la guérison au sens large. 

S.K : Tu composes souvent avec ou à partir des arts visuels… Que trouve-t-on dans ta galerie d’images intérieures ?  

L.B : Des tonnes de références ! Je suis persuadée que le monde ne se limite pas au matériel, qu’il faut aller au-delà des apparences et du visible. J’ai toujours adoré la science-fiction, les univers inventés, les créatures… J’ai un côté un peu geek. Est-ce que c’est un truc de fille unique, de devoir s’inventer des mondes ? C’est un moyen de renouer avec mon regard d’enfant qui, je crois, ne m’a jamais vraiment quitté. 

S.K : En plus des albums que tu enregistres et des concerts, tu travailles avec d’autres formes artistiques, notamment des installations et des pièces sonores. 

L.B : Les sons en tant que tels me passionnent. Cela demande d’être à l’écoute, dans tous les sens du terme. Je passe des heures à marcher dans les villes ou dans la nature et à enregistrer ce que j’entends autour de moi. J’aime aussi enregistrer les gens, leurs voix, leur parole. Je trouve par exemple que les voix des personnes âgées ont une force particulière. A partir de ce matériel, je créé ensuite des narrations, des paysages – ça fonctionne comme un collage.

J’essaie d’explorer de nouveaux endroits et de nouvelles formes en permanence. J’aime aller vers l’inconnu en suivant mes envies et ma curiosité, ce qui suscite de l’émotion :  qu’est-ce qui me fascine, m’interpelle, m’énerve, me réjouit ?

S.K : Beaucoup de sons et d’instruments traversent ta musique. Est-ce qu’il y a parmi eux des fidèles, des immuables en quelque sorte ?  

L.B : Il y a la guitare électrique. C’est ma plus vieille amie, mon jeans préféré. Elle me suit partout, dans le sens où je peux la manipuler, m’en servir pour expérimenter des idées, tordre des accords, creuser des sons.  

Et il y a les synthés. J’ai toujours aimé ça. Ce qu’ils charrient avec eux : les machines, la musique électronique. J’utilise aussi des ressources numériques, du cheap, ce qui me tombe sous la main. Mais je préfère toujours l’objet au digital. En résidence au Caire, en février 2020, j’avais accès à des synthés sous forme de plug-ins en ligne – c’est pratique, mais pour moi c’est trop abstrait, ça me visse à l’écran, c’est problématique. J’ai besoin de toucher l’instrument. 

Et enfin la voix. Il y a quelques années, j’ai découvert le travail de Jean-René Toussaint, Primitive Voice, qui est une exploration de la voix en tant que telle, détachée du chant. Grâce à ça, je peux mieux me connecter à mon corps et rester en mouvement – intérieurement surtout. Je ne juge plus, j’investis les sensations, je suis corporellement plus présente. Je cherche les échos physiques des notes, des mots, des images. En faisant confiance à ma voix, je lui donne une puissance, je la transforme en rythme. D’ailleurs, elle se régale d’accueillir régulièrement de nouvelles langues – le chaldéen, l’arabe, l’espagnol et le français, pour en revenir à ta première question. C’est une métamorphose perpétuelle.